Tunis – Grâce aux efforts d’éditeurs pionniers et à l’engouement des lecteurs, la littérature tunisienne connaît un renouveau, en dialecte local et en français, favorisé aussi par le coût prohibitif des livres importés.
Alors que la Foire Internationale du Livre de Tunis fait son retour après deux ans d’absence pour cause de Covid, les éditeurs prévoient une ruée sur les ouvrages qui bénéficieront jusqu’au 21 novembre de la traditionnelle remise de 20%.
Une vingtaine de pays sont représentés pour la 36e édition, qui met la Mauritanie à l’honneur, avec 150 exposants tunisiens et 300 éditeurs arabes et internationaux.
Pour l’écrivain Yamen Manai, dont le cinquième roman en français “Bel Abîme” est paru en septembre, il y a “un renouveau de la scène littéraire tunisienne, beaucoup de blogueurs et influenceurs, un engouement vis-à-vis de certaines sorties de livres et d’écrivains que le public commence à suivre et encourager”.
A ses yeux, “c’est la conséquence de l’agitation que le pays a connue après la révolution (de 2011), on a envie de revivre après des années d’immobilisme”.
Sous le régime du dictateur Zine El Abidine Ben Ali, aucun livre ne sortait sans le blanc-seing du bureau de la censure, rappelle-t-il.
Aujourd’hui, la littérature tunisienne peut “aborder des thèmes jadis tabous comme la sexualité, l’intime”, expliquait récemment l’écrivain à l’AFP.
Son éditrice Elisabeth Daldoul, palestino-tunisienne fondatrice, en 2005, de la maison Elyzad, qui accompagne d’autres auteurs de renom comme Ali Bécheur, dresse un constat similaire.
“Pour les anciennes générations, il y avait des sujets dont ils ne parlaient pas. Les plus jeunes ne se mettent pas cette pression” et sont “bien moins cadenassés”, selon elle.
Elyzad, consacrée à l’international en 2021 avec le Goncourt du Premier roman (Emilienne Malfatto avec “Que sur toi se lamente le Tigre”), propose “des romans à des prix tunisiens (autour de 10 dinars, environ 3 euros) pour que les gens puissent y avoir accès”, explique Mme Daldoul, qui fait imprimer ses livres en Tunisie. Alors qu’elle était l’une des pionnières, il y a désormais “une vingtaine d’éditeurs (locaux), dont cinq en français”, se félicite-t-elle.
Le gérant de la célèbre librairie El Kitab sur l’avenue Bourguiba à Tunis confirme le boom de la littérature tunisienne, en particulier en “derja”, le dialecte arabe local. Il qualifie de “livre-phénomène” le roman “Hestiriya” de l’auteure Faten Fazaa, qui ose briser les tabous sur la prostitution ou l’homosexualité. “En moins d’un mois, on a vendu 800 exemplaires, 38 par jour en moyenne”, explique à l’AFP Jamel Chérif.
Un tel succès s’explique, selon lui, par le choix original d’écrire en arabe tunisien: “même quelqu’un qui n’a jamais tenu de livre peut le lire. Et ses livres parlent du quotidien avec des histoires parfois intimes”.
Autre succès: les ouvrages de Hassanine Ben Ammou, qui relatent, en mêlant arabe littéraire et dialectal, l’histoire tunisienne à travers la vie de personnages attachants (“Rahmana” par exemple).
“Avec la situation actuelle en Tunisie, marquée par une crise politique, économique et sanitaire, les lecteurs (…) cherchent des livres qui racontent leur quotidien, parlent de leur société, leurs traditions et leur mode de vie”, analyse M. Cherif.
Sans doute aussi que le “facteur prix explique la forte demande de livres tunisiens car ils sont beaucoup moins chers que les autres”, dit-il.
A pouvoir d’achat comparable, “c’est comme si un livre importé était vendu à 340 euros”, explique Mme Daldoul, soulignant que “ce problème se pose dans tout le Maghreb”.
Pour l’éditrice, le goût des Tunisiens pour les livres ne demande qu’à être encouragé.
“Depuis 2011, de nombreux clubs de lecture ont fleuri partout dans le pays, ils produiront probablement des vocations”, estime-t-elle. Même si rares sont les librairies hors de Tunis ou de grandes villes comme Sfax ou Bizerte.
Dans un pays “longtemps précurseur” avec 400 bibliothèques publiques, aujourd’hui “souvent moribondes ou transformées en salles de lecture”, “il faudrait une volonté politique, promouvoir le livre à l’école, former des bibliothécaires, etc.”, plaide-t-elle.
Et, en associant éditeurs et clubs de lecture, “il suffirait de pas grand chose”, estime Mme Daldoul, pour que les gens poussent plus facilement les portes des librairies et que les bibliothèques “redeviennent des lieux d’échange”.