Si vous n’avez pas de liberté à offrir… – Peut-on conjuguer indépendance nationale et liberté individuelle? Amère constatation: plus certaines nations du “tiers-monde” sont indépendantes des griffes de l’Occident impérialiste, plus leurs populations sont opprimées par des roitelets indigènes.
À l’annonce, le 10 mars dernier, du rétablissement des relations diplomatiques entre le royaume d’Arabie saoudite et la République islamique d’Iran, un observateur politique me confiait en catimini: “Ça y est, avant un an, les Syriens seront de retour à Beyrouth. Eux seuls seraient en mesure de remettre notre pays sur les rails.” Pour l’avoir écouté, j’eus comme un serrement de cœur, et pourtant, comme tout le monde le sait, les troupes de Damas n’avaient jamais investi le Liban que pour imposer la paix civile et mettre le holà aux accrochages entre les parties belligérantes.
Un serrement de cœur alors que le régime baassiste nous avait toujours apporté l’assurance formelle qu’il était respectueux des libertés. En témoigne Bouthaina Chaabane, conseillère en communication auprès de la présidence syrienne (1), elle qui cite, à tout propos, Hafez el-Assad qui aurait dit: “Nous ne craignons guère la liberté, nous craignons pour la liberté.”
Très belle formule qui en pratique n’était qu’un leurre. Et comme beaucoup d’entre nous, j’ai plus tendance à croire Victor Hugo que Madame Chaabane qui, Dieu sait à quelles pressions elle peut être soumise, continue de plaider la cause d’une dynastie républicaine mise au ban des nations.
Autonomie, spontanéité et raison
Le poète français disait: “La liberté commence où l’ignorance finit”, et l’ordre syrien, où qu’il ait sévi, n’a voulu que d’adulateurs et de foules soumises, à qui les divers services répressifs déniaient le droit à la réflexion et à la critique. Or la liberté ne se conjugue qu’avec la raison depuis l’époque des Lumières. Écoutez cette remarquable définition sur laquelle on peut tomber par hasard au gré des lectures: “La liberté peut être définie de manière positive comme l’autonomie et la spontanéité d’une personne douée de RAISON.” Oui, et du moment que toute personne humaine est censée “jouir de l’entendement”, elle n’a pas à s’incliner devant les oukases de l’autorité. Et tant que le propre de l’homme est non pas la soumission mais l’affranchissement, toutes les astuces rhétoriques des professionnels de la propagande n’y pourront rien.
Indépendance vs liberté
La chose publique est chose sérieuse et ne saurait être confisquée par des rhéteurs au service d’autocrates, comme l’ont été Ahmad Saïd sous Nasser, Mohammed Saïd al-Sahhaf sous Saddam Hussein ou Bouthaina Chaabane sous les Assad, père et fils (2). Certes, les susdits leaders ont tenu à assurer à leurs pays respectifs l’indépendance vis-à-vis de l’étranger. Mais, en revanche, ils n’ont pas laissé leurs peuples bénéficier de la liberté ni de ses multiples avatars. Et paradoxalement, c’est dans les pays qui, à un moment donné, ont fait partie d’empires coloniaux, qu’on peut jouir de l’indépendance nationale sans bénéficier des droits fondamentaux. J’irais même jusqu’à affirmer que plus certaines nations du “tiers-monde” sont indépendantes des griffes de l’Occident impérialiste, plus leurs populations sont opprimées par des roitelets indigènes!
Liberté et ersatz de liberté
Avec l’avènement de la modernité en Orient, c’est-à-dire avec la Nahda du XIXe siècle, qu’on a tort de réduire à un mouvement littéraire, nos élites ont naturellement choisi le modèle libéral de gouvernement. Elles adoptèrent, sans hésitation, les concepts qui font la caractéristique des régimes occidentaux, à savoir la liberté individuelle, l’égalité devant la loi, la rationalité dans la gestion, la légalité des peines et des délits, etc. Or l’universalisme de ces valeurs est dû à la fermentation intellectuelle qu’a vécue l’Europe dans des conditions qui lui furent propres et certainement propices. Un processus de gestation que n’a pas connu l’Orient arabe, zone en ébullition où les esprits n’étaient pas préparés à communier sur le modèle démocratique. Sans verser dans l’essentialisme ou se soumettre à la fatalité, nous constatons que c’est toujours le système mamelouk qui prévaut dans nos pays, que ce soit sous la forme de monarchies dites constitutionnelles ou de régimes issus de coups d’État. Nous n’avons pas su acclimater des concepts comme la souveraineté populaire ou la représentativité, ni des pratiques comme l’alternance au pouvoir ou le recours à la concertation; la greffe n’a pas pris. Amère constatation et indice probant: tant que, sous nos latitudes, la science politique moderne aura recours aux thèses d’Ibn Khaldoun comme grille d’interprétation de la prise du pouvoir politique par certaines factions, on ne pourra prétendre que nos élites, le pays profond ou les masses populaires ont assimilé (ou intégré) Locke, Rousseau ou Montesquieu! (3)
Par atavisme, la plupart des pays arabes sont revenus brutalement, après quelques tentatives libérales vite avortées, à des régimes de conception autoritaire, régimes se caractérisant par la confiscation de l’autorité par une coterie d’officiers ou les membres d’un même clan. Sous le grand soleil d’Orient et comme par une malédiction, l’autorité se devait d’être exercé par une nomenklatura de courtisans imposant son arbitraire et réprimant toute forme d’opposition.
Les Hellènes et la servitude
Certes, en Europe comme dans les Amériques, la démocratie a connu des hauts et des bas, mais, au bout du compte, monsieur tout-le-monde a intériorisé les valeurs qui la distinguent: il ne lui viendrait plus l’idée de les remettre en cause. Car au-delà des vicissitudes, il y avait en Occident une flamme, souvent vacillante, mais une flamme quand même qui éclairait les esprits et réchauffait les cœurs. Dès le Ve siècle av. J.-C., Hérodote pouvait opposer la liberté hellénique à la servitude perse. Et déjà le choc de deux cultures, celle de l’Occident et celle de l’Orient, même si cette dissimilitude peut passer pour une caricature ou un cliché. Le “père de l’Histoire” nous rapporte un échange verbal entre deux Lacédémoniens et le satrape Hydarnès. Ce dernier avait appelé les deux jeunes guerriers à se mettre au service du grand roi achéménide, qui honore les braves. Leur réponse mérite d’être citée in extenso: “Hydarnès, ton conseil n’est point pesé dans les balances justes. Les Persans ne connaissent qu’un seul régime. Ils n’ont expérimenté qu’un seul genre de vie; ils n’ont jamais connu de liberté; et par conséquent, ils ne peuvent pas faire de comparaison.” Et les jeunes recrues de poursuivre: ” Hydarnès, si tu connaissais la liberté, tu nous exhorterais à combattre, non pas seulement de loin avec des javelines, mais la hache à la main.” Et Marcel Prélot d’ajouter: ” C’est-à-dire à la vie, à la mort.” (4)
Messieurs de wilayat al-faqih, vous êtes des indépendantistes mais également des liberticides! Vous êtes disposés à mourir pour un coin de terre et vous l’avez prouvé, mais vous n’êtes pas disposés à vous battre pour la liberté. Ni pour la joie ni pour l’exaltation qu’elle procure, et là tout nous sépare.